Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 entre-temps.net

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Défaire la tyrannie du présent

L’historien Jérôme Baschet livre dans Défaire la tyrannie du présent (paru en mars 2018) une des analyses les plus serrées et ambitieuses du rapport au temps actuel qu’on a pris l’habitude d’appeler « présentisme ». Comment démembrer l’esprit du temps et le Marché ? Comment rouvrir le futur ? Comment concilier l’exigence d’une conscience du contemporain et la nécessaire autonomie de l’historien ? Avec Accélération d’Hartmut Rosa (2005) et Après nous le Déluge de Peter Sloterdijk (2014), voici un des récits cliniques les plus utiles de ces dernières années. Le texte qui suit reproduit l’Introduction (p. 5-11) et les Remarques finales (p. 293-314) qui encadrent le déploiement théorique et l’analyse de situations contemporaines telles que « l’expérience zapatiste » au Chiapas. La Rédaction d’Entre-Temps remercie Rémy Toulouse et les Éditions de La Découverte pour leur autorisation de reproduction.

CouvertureDéfairelaTyrannieDuPrésent

Introduction

Le temps manque.

Nous manquons de temps. Chaque journée est une course contre la montre, au travail comme hors du travail, d’autant que la délimitation entre les deux sphères s’évanouit peu à peu. Il y a des pauses, bien sûr, des plages de repos. Mais les minutes qui défilent sur les écrans, partout autour de nous et sur le portable toujours à portée de main, ne permettent guère d’oublier ce temps mesuré qui finira toujours par nous rappeler tel ou tel devoir-faire, telle ou telle urgence. Vivre sans montre ou sans quelque écran chronométrique serait, dans le monde moderne, l’une des hérésies les plus insensées si, en réalité, nous ne vivions avec des horloges dans le sang.

Nous sommes en état d’urgence permanent.

Plus encore que la vitesse qui nous entraîne irrésistiblement dans son tourbillon, c’est une constante obligation d’immédiateté qui s’impose à tous. Ce qu’il y a à faire, c’est toujours pour « tout de suite », ou presque. À cet égard, l’informatique et Internet ont été de formidables amplificateurs de la dictature de l’urgence. Et l’on peine à imaginer l’époque, pourtant pas si lointaine, où l’on écrivait encore des lettres manuscrites, le temps et le soin que l’on prenait à les rédiger, le rythme des échanges qui en découlait et qui, aujourd’hui, serait tenu pour insupportable.

Si le temps manque, c’est aussi qu’il est de plus en plus densément rempli – généralement d’obligations, parfois d’activités plaisantes et désirées, à moins que la distinction entre les deux ne se fasse indécise. Il l’est dans le travail, où la pression exigeant davantage d’efficacité et de productivité est l’une des composantes d’un stress qui, dans ses formes les plus rudes, aboutit au burn-out et parfois au suicide, ou alors – sous l’effet d’une tension d’autant plus insupportable qu’elle s’attache à une activité dont on finit par ne plus saisir le sens – au décrochage et à la désertion. Cette saturation du temps – son occupation complète – n’est pas moins considérable dans les activités quotidiennes et dans la sphère des loisirs, où les écrans de toutes sortes captent une part considérable d’un temps qu’on dit libre mais qui est bien plutôt à libérer. Plus on se rapproche des centres des métropoles et du cœur de la dynamique de l’Économie, plus l’hyperactivisme frénétique s’intensifie. Mais celui-ci gagne partout, et la multiactivité peut passer pour l’un des symptômes de l’époque.

À l’évidence, ces quelques traits ne capturent pas la totalité de l’expérience du temps dans le monde d’aujourd’hui ; mais du moins expriment-ils une part de ce qui tend à s’imposer très largement, avec des variations selon les lieux et les milieux, et non sans résistances, sourdes ou parfois plus organisées. Ainsi, l’accélération généralisée, la dictature de l’immédiat, l’incitation à faire toujours davantage en moins de temps, la multiplication des formes de chronocontrainte et la sensation de manquer de temps dessinent le profil d’êtres toujours plus pressés et stressés, exposés à des pathologies temporelles de plus en plus lourdes.

Et si l’on tente de porter le regard vers l’horizon d’un futur un peu plus lointain, celui-ci apparaît lourd de menaces, voire entièrement bouché, inaccessible et, pour tout dire, impossible. Par temps de crise, la confiance en l’avenir chute drastiquement et tend même vers zéro. On est aux antipodes de l’optimisme foncier que conférait la foi dans le Progrès, de laquelle découlait la certitude que le monde de demain ou d’après-demain serait meilleur que celui d’hier et d’aujourd’hui. Certains pensaient qu’une révolution serait nécessaire pour y parvenir, les autres non ; mais une même conviction était partagée par tous, ou presque, l’élan de l’Histoire portait, par-delà toutes les péripéties et toutes les épreuves traversées par l’humanité, vers une fin heureuse et pacifiée. Puis un grand retournement est intervenu, dont le point de basculement peut être situé dans les années 1970 et dont les effets se sont généralisés au cours de la décennie suivante. Les politiques néolibérales se sont imposées, et l’idéologie qui les accompagne a triomphé au point de s’afficher comme « pensée unique », prompte à prêcher l’absence de toute alternative et à décréter l’état de fait comme le fin mot de l’histoire. L’enfermement dans le présent est, depuis lors, d’autant plus marqué que le primat de l’immédiat et du court terme dévalue l’intérêt d’une pensée proprement historique ; le rapport au passé se survit de manière éclatée, à travers la quête d’images susceptibles de tenir lieu de « racines » et sous la forme, proliférante et très institutionnelle, des pratiques commémoratives.

Telles sont quelques-unes des caractéristiques de ce que l’on a pris l’habitude, à la suite de François Hartog, d’appeler le présentisme. C’est un nouveau rapport au temps qui se déploie autour de nous et en nous (un nouveau « régime d’historicité », pour reprendre la terminologie proposée par ce dernier), en profond contraste avec celui qui prévalait depuis le siècle des Lumières et que l’on peut dire « moderne ». Les enjeux sont si importants – il en va de notre expérience et de nos perspectives – qu’on croit utile de prolonger la réflexion sur ces questions. Quelles sont exactement les formes de temporalité qui s’imposent à nous et les rapports à l’histoire qui en découlent ? Mais aussi, quelles autres formes leur résistent ou s’efforcent de leur échapper ?

On procédera ici par un décentrement du regard, car si l’on s’est trouvé incité à s’engager dans cette réflexion, ce n’est pas, en premier lieu, à partir des travaux des historiens de métier, mais sous l’effet des suggestions d’un mouvement de lutte, de sa pratique et de sa réflexion, telles qu’elles se sont déployées dans les montagnes du Sud-Est mexicain. Si le chapitre 1 est spécifiquement consacré à une expérience dont l’« anachronisme » même fait la contemporanéité, la lutte zapatiste constitue l’inspiration principale dont ce livre est tout entier irrigué. L’insurrection du 1er janvier 1994 s’est définie elle-même comme un « soulèvement pour la mémoire et pour l’histoire », et les rebelles zapatistes ont, depuis, fait une très large place à cette double dimension. Ils ont, très tôt, identifié la prééminence d’un « présent perpétuel », dont l’analyse s’avère tout à fait parallèle à celle du présentisme. Et leur parole a développé de multiples figures suggérant l’émergence d’un autre régime d’historicité, qui échapperait à la domination présentiste, sans pour autant revenir aux conceptions propres à la modernité ni s’enfermer dans celles des sociétés traditionnelles. Cependant, il ne s’agit nullement ici d’attribuer à l’insurrection zapatiste un statut d’exceptionnalité ou de modèle, de sorte qu’on s’efforcera, non sans prudence, de faire apparaître des constellations entre cette expérience et des apports surgis en d’autres temps et sous d’autres latitudes, tout particulièrement dans l’œuvre de Walter Benjamin.

L’analyse du présentisme doit donc être rouverte, d’abord pour s’efforcer d’en affiner la caractérisation : ce sera l’objet du chapitre 2. En effet, si la relation mémorielle au passé a donné lieu à des réflexions approfondies, le statut du futur en régime présentiste a sans doute trop peu retenu l’attention, alors même qu’il serait excessif de supposer le règne d’un présent omniprésent, occultant entièrement toute forme de futur. S’il est clair que le présentisme est marqué par un effondrement du futur tel qu’il était perçu et attendu dans la modernité classique, on devra se livrer à un relevé des formes de futur qui, au contraire, persistent, voire prolifèrent, en son sein. Ceci nous conduira à redéfinir ce qui caractérise le présentisme et, en particulier, à préciser la modalité spécifique de présent qu’il fait triompher, dans un certain rapport à des formes particulières du passé et du futur.

En second lieu, si le présentisme apparaît comme une force antihistorique, il n’en faut pas moins analyser les conditions historiques de sa formation et de son expansion. Le chapitre 3 permettra de discuter le statut d’éventuels antécédents du présentisme au sein du régime moderne d’historicité et aura pour objet principal de formuler une hypothèse relative au glissement qui fait passer du régime moderne d’historicité à l’actuel régime présentiste.

Cependant, si l’on souhaite approfondir l’analyse du présentisme, ce n’est pas par simple souci d’affiner le triste constat de sa fatale suprématie. Il s’agit bien plutôt de se rendre mieux à même de détecter les brèches dans lesquelles s’engouffrer pour échapper à l’enfermement présentiste. À partir des suggestions de l’expérience zapatiste, mais aussi grâce à un faisceau plus large d’indices, le chapitre 4 avancera l’hypothèse qu’un autre régime d’historicité pourrait bien être en train d’émerger – et ce alors même que le présentisme auquel il s’oppose continue de gagner du terrain. Ainsi, à l’apparent enfermement dans le Présent perpétuel répondrait la possibilité concrète, attestée par quelques débuts de pistes, d’une sortie du présentisme. Tel est l’enjeu principal de ce livre. La chose n’a, à l’évidence, rien de simple, car on pressent que modifier notre expérience de la temporalité, c’est aussi changer de vie, sinon de monde. Et sortir du présentisme, c’est aussi et avant tout rouvrir le futur.

Mais comment y parvenir, quand le futur de la modernité, sûr de lui-même et volontiers arrogant, paraît devenu impossible – et l’est effectivement, à plus d’un titre ? Il s’agit donc non pas exactement de rouvrir le futur, mais d’inventer un futur inédit. Cela suppose notamment de redonner sa place à une aspiration anticipante que le présentisme assèche et fait disparaître – y compris parfois chez ceux-là mêmes qui luttent pour échapper à la domination présente. Cet élan vers ce qui n’est pas encore – combinant pratiques concrètes et anticipations idéelles – est à réinventer presque entièrement, tant il est clair qu’il ne peut plus prendre la forme volontiers planificatrice, et toujours armée de certitudes inébranlables, qui était la sienne tant que régnaient les conceptions modernes de l’histoire. Nous verrons combien les figures dessinées par la parole zapatiste peuvent nous apporter ici un précieux secours pour con joindre l’ouverture à une énergie anticipante qui pousse à se mettre en chemin et une mise en œuvre processuelle qui déjoue l’enfermement dans une définition préalable. Il faudra aussi, chemin faisant, éviter de se laisser piéger par de stériles querelles, comme celles qui voudraient opposer la force du maintenant au souci de l’anticipation, ou encore l’instant à la durée.

Ces questions ont également d’importantes implications pour le savoir historique et pour la branche des sciences sociales qui s’y consacre. Il n’y a guère d’autre voie, pour redonner un peu de souffle à la discipline historique, que de s’efforcer de sortir du présentisme qui, aujourd’hui, voue Clio à l’étouffement ou, du moins, à une lente dégénérescence. C’est pourquoi on proposera, dans le chapitre 5, un exercice de projection vers un futur alternatif, pour tenter de repenser l’histoire depuis un temps situé au-delà de notre présent présentiste. Ce faisant, on voudrait contribuer à (ré)introduire pleinement le futur dans la démarche de l’historien.

Mais ce n’est pas sur ces seuls enjeux historiographiques que l’on entend mettre l’accent. Œuvrer à penser une autre expérience de la temporalité, inventer un futur largement inédit, déployer une conception du temps historique qui s’arrache aux limitations des régimes d’historicité jusqu’ici dominants, voilà quelques tâches qui ne manquent pas d’une certaine importance, dès lors que nous ne nous satisfaisons pas de l’état de fait présent et que nous souhaitons expérimenter des chemins neufs pour s’en extraire.

PeintureZapaiste2013
Peinture sur un bâtiment d’un village zapatiste 2013. Photographie de Silvia Pérez-Vitoria, avec son aimable autorisation.

Remarques finales

Nous sommes partis du diagnostic qui identifie la mise en place et l’expansion, depuis trois ou quatre décennies, d’un nouveau régime d’historicité, dénommé présentisme ou présent perpétuel. Dès lors que celui-ci ne peut être défini comme l’affirmation d’un pur présent niant entièrement passé et futur, il a fallu préciser ses caractéristiques, en même temps que les modalités de sa formation historique. Un certain rapport au passé y prospère, sous l’espèce d’une mémoire patrimonialisée et victimaire. Et si l’on affirme volontiers que le futur y semble devenu impossible, il faut plutôt constater que certaines modalités de celui-ci se sont effondrées – celles qui caractérisaient le régime moderne d’historicité, avec son couplage si efficace d’espérance et de certitude –, tandis que d’autres futurs y prolifèrent : rémanences d’un progressisme recyclé comme rhétorique de campagne et comme justification des avancées du front de marchandisation ; rôle de l’anticipation dans la sphère financière et mise en gage du futur à travers l’expansion du crédit ; omniprésence du prévisionnel climatique, attention à la catastrophe qui vient et imaginaires de fin du monde, etc.

Finalement, il a paru plus pertinent de caractériser le présentisme comme domination du futur immédiat, dès lors qu’y prévaut un présent sans rétention, mais sous forte contrainte protensive. La tyrannie de l’urgence qui y règne est, en fait, la tyrannie de l’instant d’après. Mais le présentisme ne peut être défini sans prendre en compte également la prééminence du temps abstrait et mesuré. Loin de pouvoir être rapproché de la quête d’un « présent pur », comme jouissance de l’instant vécu, il en est même tout le contraire, soumis qu’il est en permanence à la pression de l’instant qui vient. Une pulsion accélérationniste y opère ; mais l’enjeu est, plus profondément encore, celui d’une maximisation du rapport entre quantité d’activités et unité de temps (la norme Q/T), soit une logique qui est celle de la productivité, étendue à l’ensemble des sphères de la vie sous la forme d’un idéal d’efficacité et d’hyperdensification du temps, avec tous les effets subjectifs et potentiellement pathogènes qui en découlent. Condamnant à la déception permanente d’un présent sans présence, le pré­sentisme est l’expression de la temporalité abstraite du capitalisme, tendanciellement généralisée au sein du monde de l’Économie.

Une approche de la formation historique du présentisme a conduit à écarter quelques faux antécédents. On ne saurait en effet confondre le présentisme avec certaines formes de valorisation du temps présent, notamment celle qui est constitutive du régime moderne d’historicité. En revanche, trois facteurs pointant vers le présentisme ont pu être identifiés au sein même du régime moderniste. Le premier est le retournement de la classe-de-l’économie, de puissance de subversion de l’ordre ancien en force conservatrice, dès lors soucieuse d’éterniser l’état de fait et ouvrant la voie à l’« idolâtrie du réel » déjà dénoncée par F. Nietzsche : c’est là le germe d’une pensée antihistorique, longtemps occultée sous le triomphe apparent de la religion de l’histoire. En second lieu, la configuration futurocentrée du régime moderne d’historicité s’est trouvée fragilisée et a fait l’objet de doutes croissants, à mesure que la dynamique de transformation engendrée par le développement du monde capitaliste est apparue lourde de davantage de menaces. À cet égard, les sommets de déchaînement destructeur atteints au cours de la période 1914-1945 ont grandement contribué à saper l’identification du cours de l’histoire au Progrès, sans pour autant empêcher que les Trente Glorieuses ne marquent un nouvel âge d’or apparent de la foi en l’Histoire. Le troisième facteur est sans doute le plus actif dans le basculement du régime moderne d’historicité vers le présentisme, au cours des années 1970 et 1980. Il tient à l’expansion du temps abstrait et mesuré de la production au-delà de la seule sphère du travail, à l’envahissement tendanciel de la vie elle-même et des subjectivités par cette temporalité abstraite, accentuant les formes de dissociation vis-à-vis de l’expérience vécue et amplifiant cette crise de la présence que l’on a pu situer au cœur du présent du présentisme.

De manière plus générale, on a fait l’hypothèse que le passage du régime moderne d’historicité au présentisme constituait l’une des dimensions d’une transition plus ample entre le premier âge et le second âge du capitalisme. Alors que, dans le premier, l’Économie demeurait adossée, au moment de son émergence et de son essor initial, à des sphères dont les normes étaient distinctes des siennes propres (en particulier l’État et ses institutions disciplinaires), l’expansion continuée de la puissance de l’Économie a défait l’autonomie relative des autres sphères, désormais mises au service de sa domination directe et modelées sans médiation par les logiques de la marchandisation. Le monde de l’Économie tend alors vers sa pleine réalisation, en même temps que s’amplifie une dynamique de crise structurelle qui referme les horizons de futur ou, du moins, les rend sans cesse plus incertains et menaçants. Ainsi s’accélère le délitement du régime moderne d’historicité, tandis que le régime de temporalité déjà constitutif du monde moderne gagne en extension, à mesure que la domination de l’Économie s’amplifie et s’approfondit. L’avènement du présentisme peut donc être saisi comme le processus par lequel le régime de temporalité qui caractérisait de longue date la modernité renforce son emprise et, finalement, envahit le terrain laissé vacant par la ruine progressive du régime moderne d’historicité. Sur les décombres de celui-ci, le présentisme marque la montée en puissance d’un régime de temporalité amené, par défaut, à faire office de régime d’historicité. Alors que la première modernité avait maintenu un régime d’historicité partiellement indépendant du régime de temporalité propre à la production capitaliste (la tyrannie du temps abstrait des horloges), le présentisme témoigne de l’expansivité des normes de l’Économie et constitue un régime d’historicité en adéquation directe avec le régime de temporalité propre au capitalisme. Finalement, le présentisme apparaît bien comme le régime de temporalité et d’historicité propre au monde de l’Économie pleinement réalisé[1].

Il serait bon de redire ici qu’un régime d’historicité n’a jamais imposé, quel qu’ait pu être son empire, une homogénéité des conceptions du temps et de l’histoire. Cela est vrai notamment du régime moderne d’historicité, et il n’est peut-être pas inutile de rappeler les principales polarités au sein desquelles il s’est déployé. D’abord, il n’a progressé, dans la lente marche de sa conquête mondialisée, qu’en s’affrontant aux résistances de régimes traditionnels qui ont pu parfois, selon des modalités variables, composer avec lui. En second lieu, il a toujours été accompagné d’un contre-régime romantique, lui-même riche de multiples déclinaisons. Puis s’est affirmé en son sein un conservatisme antihistorique et potentiellement présentiste, créant ainsi, dans le régime moderne d’historicité lui-même, une polarité entre un versant plus « chaud », transformateur, volontiers impatient sinon révolutionnaire, et un autre plus « froid », enclin à mitiger les ardeurs les plus futuristes et désireux de figer définitivement le cours de l’histoire. Enfin, comme on l’a dit, crises et drames du XXe siècle ont ébranlé les certitudes du régime moderne d’historicité et ouvert la voie à des doutes croissants. On pourrait certes rendre bien plus complexe encore l’esquisse de cette configuration, mais elle suffit déjà à déborder l’uniformité parfois associée, à tort, à la notion de régime d’historicité.

On peut avancer des remarques similaires à propos du présentisme. Celui-ci n’imprègne pas tous les lieux ni tous les milieux de manière homogène ni avec la même intensité, même s’il tend à gagner partout du terrain. Il convient de tenir compte des résistances du régime moderne d’historicité, en distinguant peut-être des rémanences pleinement intégrées au présentisme et ce qui, de l’ancien régime, veut persister en tant que tel, depuis les versions « de gauche » du projet modernisateur Jusqu’à son exaltation hyperbolique dans le fantasme d’une humanité transfigurée par sa toute-puissance technologique. Et il faut également faire place à l’émergence d’autres régimes d’historicité contestant, presque d’emblée, la domination du présentisme, ce qui a constitué la perspective centrale de ce livre. Ainsi, là encore, sous la chape d’un régime d’historicité dominant, prévaut une ample hétérochronie.

De fait, on s’est attelé à traquer un possible régime d’historicité émergent, ou plutôt des régimes de temporalité et d’historicité émergents – pluralité qui a fait renoncer à la tentation de proposer un nom de baptême, nécessairement unifiant, pour le(s) nouveau(x) venu(s). Parmi les caractéristiques de ce(s) régime(s) émergent(s), l’une des plus décisives tient à l’effort pour rouvrir le futur, sans pour autant en revenir au futur de la modernité. Un futur-espérance, animé par le désir d’une vie bonne pour toutes et tous, mais sans pour autant être confit dans ses certitudes ni considérer qu’il ne peut advenir qu’en rejetant le passé, tout entier marqué du sceau de l’archaïsme. Une figure clé est ici la jonction assumée entre passé et futur. Il s’est agi aussi de récuser le schéma d’une Histoire qui avance d’un seul pas vers un futur déjà annoncé par la loi du Progrès, au profit de l’image d’une multiplicité de chemins qui se font dans le procès même de leur avancée, sans certitude préalable. Des chemins qui avancent sans craindre les détours et en spiralant, revenant sans cesse sur eux-mêmes pour mieux prendre leur élan créateur.

D’autres dimensions, qu’on développera sous un autre angle dans la suite de ces remarques finales, ont également été soulignées. Ainsi, plutôt que d’opposer instant et durée, les conceptions émergentes de la temporalité semblent avoir quelques raisons d’assumer conjointement la singularité de chaque moment et la durée nécessaire des processus. Elles ne se laissent gagner ni par la dictature de l’accélération ni par une obligation de lenteur, préférant le déploiement d’une multiplicité de rythmes jouant de leurs résonances ou tirant parti de leurs désaccords, autant que possible, de manière inventive et coopérative. Surtout, on doit insister sur le fait que l’émergence de ces régimes inédits de temporalité et d’historicité ne paraît envisageable qu’associée à une dynamique de sortie du capitalisme. Or le temps où il était possible de concevoir l’horizon postcapitaliste sous l’espèce d’une réalisation de l’Universel est révolu. Au contraire, on doit s’efforcer de comprendre l’invitation zapatiste à construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes » dans son sens le plus radical, en assumant le déploiement d’une extrême multiplicité des formes de vie bonnes que les communautés de Terriens auront à cœur de faire prospérer. Il n’y a pas une manière unique de sortir du capitalisme, ni par conséquent une seule façon de sortir du présentisme, même si on a tenté d’explorer ce que pourraient être certaines des harmoniques communes à ces cheminements multiples (mais on reconnaîtra volontiers que l’ampleur de leur diversité potentielle n’a pu qu’être ici minimisée). De fait, puisqu’on affirme le primat de la temporalité concrète, il est clair que le choix de formes de vie différentes implique des temporalités différentes, avec des accents rythmiques qui pourront être fort divers d’un lieu à l’autre, d’une communauté de vie à l’autre. Jouera aussi son rôle l’ancrage dans des façons spécifiques de penser et de vivre le monde et la temporalité – et donc aussi de vouloir les défaire et les repenser –, sans que cela exclue toutes sortes de croisements et de fécondations mutuelles entre des traditions-trajectoires distinctes.

Nous avons aussi exploré les implications de ces régimes émergents pour le savoir historique. Il pourrait en résulter une conception de l’historicité étroitement liée à la reconnaissance de son hétérochronie constitutive et rompant avec l’idée d’un Temps unifié et homogène, dans lequel tous les phénomènes se déploieraient, pour considérer plutôt la temporalité des phénomènes eux-mêmes, pris dans leur processualité. Surtout, un horizon plus dégagé pour l’histoire implique une sortie du présentisme, ce qui, en poussant un peu le trait, implique de la repenser à partir de l’hypothèse d’un régime d’historicité émergent, lequel ne pourrait prospérer qu’en étant associé à une dynamique de transition systémique déjà en cours. C’est pourquoi on s’est livré à un exercice d’anticipation consistant à envisager une reformulation du savoir historique depuis (l’hypothèse d’)un futur postcapitaliste.

Mais s’agirait-il encore de l’histoire, dès lors qu’on aurait renoncé à restaurer l’âge de la modernité qui en a assuré le triomphe ? On se risquera à suggérer que le régime d’historicité émergent dont on a ici le souci pourrait bien s’avérer plus pleinement historique que celui qui a caractérisé la modernité. En dépit (ou à cause) de son statut de croyance quasi religieuse, celui-ci était miné par une dimension non historique, autant que par le primat du temps abstrait. Échappant à de telles caractéristiques, un régime d’historicité émergent pourrait atteindre une conscience plus vive de l’historicité – laquelle n’est possible qu’à travers la double reconnaissance, d’une part, du caractère ouvert et incertain du devenir et, d’autre part, de la dimension concrète des processus, libérée du carcan d’un temps abstrait, homogène et continu. Il y aurait donc un à-venir pour le savoir historique. Mais cette possibilité n’est que conditionnelle. Elle suppose que l’on parvienne à défaire l’état de fait existant, dont les logiques conduisent au renforcement de la domination présentiste. C’est bien d’un combat qu’il s’agit. Un combat pour l’histoire et contre l’Économie devenue monde.

*

En s’appuyant sur ce qui a été déjà avancé, on voudrait maintenant proposer quelques remarques concernant la temporalité de ce combat lui-même, de cette lutte pour sortir du monde de l’Économie. Une telle dynamique d’émancipation a été classiquement pensée sous l’espèce de la Révolution. Volontiers centrée sur la prise du pouvoir d’État, celle-ci faisait figure de Grand Événement – généralement remis à plus tard, hormis durant certaines périodes exceptionnelles, comme en Europe entre 1917 et 1923, ou lorsque des pulsions plus impatientes sont parvenues à secouer la gestion bureaucratisée de l’espérance. Mais ce modèle est entré dans une crise irrémédiable : l’effondrement du mal nommé « socialisme réel » n’y est pas tout à fait pour rien, mais celui du régime moderne d’historicité a été plus décisif encore. La domination présentiste s’est hâtée de tirer du premier la conclusion d’une impossibi­lité de toute transformation radicale, renvoyant toute utopie à l’illusoire et proclamant la sentence qui nous condamne à vivre dans le monde dans lequel nous vivons. Mais il en a découlé aussi, dans le camp de ceux qui se refusent à tenir le capitalisme pour le fin mot de l’histoire, une accentuation de clivages majeurs, dont certains concernent la temporalité. Ainsi en va-t-il de l’opposition entre les « accélérationnistes » et ceux qui prônent le ralentissement – polarité derrière laquelle il faut saisir une divergence plus profonde entre l’adhésion maintenue au principe moderniste d’une inéluctable marche vers l’avant et l’exploration d’une option qui rompe avec un tel schéma. Et s’il est clair que ce clivage engage tout le rapport à l’héritage des Lumières et trace d’autres lignes de division non moins fortes, particulièrement en ce qui concerne l’Universel ou la relation à la « Nature », on s’en tiendra ici à ce qui relève de la temporalité et de l’historicité. Dans quelle mesure est-il possible de repenser la notion de révolution, ou de dynamique révolutionnaire, au-delà du régime moderne d’historicité qui lui a donné naissance[2] ? Et si l’on récuse la réitération d’un modernisme révolutionnaire tantôt attiédi, tantôt exalté, comment alors concevoir une ou des temporalités révolutionnaires ?

La place qu’il convient d’accorder à l’impulsion anticipante nous a longuement retenus. On a argumenté qu’il serait sou­haitable d’abandonner les réticences à faire place au futur, afin de s’autoriser à débattre de ce que pourrait être un monde post-capitaliste, tout à fait libéré des injonctions de la production pour-la-production et de la constitution marchandisée des subjectivités. Afin, en somme, de pouvoir donner consistance – par avance – aux mondes que nous voulons, au-delà de ce qui peut déjà être construit, ici et maintenant. Un tel appétit d’anticipation est parfois banni, au motif qu’on ne saurait enfermer les processus collectifs à venir dans des cadres préalablement définis, ou parce que le souci du futur ferait le lit de la procrastination : l’espoir induirait à penser que les solutions viendront demain et condamnerait à la passivité. Toute pensée de l’avenir est alors jugée incompatible avec une présence pleine dans le maintenant : « Un esprit qui pense en termes d’avenir est incapable d’agir dans le présent[3]. » Certes, on s’accordera à récuser sans réserve un demain qui jouerait contre l’aujourd’hui, une espérance qui se ferait attente et prétexte à se détourner de l’action présente. Mais ce que vise une telle critique, c’est une modalité spécifique de mobilisation de l’horizon d’attente : sa forme moderne. Or on espère avoir fait jouer ici quelques leviers permettant d’arracher l’anticipation à sa modalité planificatrice, propre au régime moderne d’historicité. On a ainsi suggéré qu’il est possible d’assumer l’anticipation en tant qu’élan vers ce qui n’est pas encore, sans que cela implique de se laisser contraindre par une détermination préalable de ce qui doit advenir. Plutôt que de les opposer, on peut alors lier le souci de l’à-venir et la force du maintenant. Loin de freiner l’action présente, le premier peut la stimuler et l’enrichir. Et si l’inacceptation de l’inacceptable est la source première de l’énergie qui pousse à la rébellion présente, le désir et l’intuition d’autres possibles à même de supplanter l’état de fait ne peuvent que contribuer à lui donner plus de sens et de force. Dès lors, le rejet de toute anticipation, la détestation de l’espérance, l’affirmation du présent contre le futur ne semblent plus de mise.

Il ne sera peut-être pas inutile de préciser, une fois encore, en quoi une conception non planificatrice de l’anticipation s’écarte de la mobilisation moderniste du futur. En premier lieu, celle-ci déployait un futur connu d’avance (au moins dans ses grandes tendances) et garanti par les certitudes de la prévision, par le mouvement même du Progrès, sinon par les lois de l’Histoire. C’est ce qui permettait, par exemple, de maintenir, malgré toutes les défaites, cette foi inébranlable dans la « vic­toire finale » de la Révolution que Rosa Luxembourg réaffirmait encore en janvier 1919, quelques jours avant son assassinat[4]. Voilà bien ce qui est devenu impossible au sein d’un régime d’historicité émergent, attentif à n’assumer une pensée anticipante qu’en la délestant de toute forme de nécessité historique. Le nœud de l’espérance et de la certitude est définitivement rompu. Et si le futur peut être à nouveau convoqué, par-delà son éclipse présentiste, ce n’est que dans son ouverture même, dans son incertitude constitutive. Se reconnaissant désormais fragile, l’espérance ne peut se prévaloir que d’une possibilité, que l’on pourra s’efforcer d’ancrer dans l’expérience réelle et d’étayer par de solides argumentations, mais qui n’en demeurera pas moins (hautement) incertaine.

En second lieu, le futur est articulé, au sein des régimes d’historicité émergents, à une conception concrète de la temporalité : les processus y sont des lignes, multiples et enchevêtrées, conçues comme des trajets qui se font dans le mouvement même de leur avancée, à partir de questions et sans se laisser contraindre par les diktats d’une détermination prédéfinie, forcément insensible aux situations qui se nouent en cours de route. Une anticipation non planificatrice implique le primat de la construction processuelle sur ce qui avait été d’abord envisagé : la forme initiale de ses aspirations doit être toujours prête à céder aux options prises en chemin. Bref, il s’agit de conjoindre l’énergie propre au désir de ce qui n’est pas encore et qui pousse à se mettre en chemin, et une mise en œuvre qui déjoue l’enfermement dans une définition préalable. Ainsi, est rendu inopérant le paradoxe de l’anticipation – dans sa modalité moderniste – qui, en voulant ouvrir l’horizon d’attente, ne faisait que l’enfermer dans un préétabli.

La guerre du présent et du futur n’aura donc pas lieu ; elle n’a plus de raison d’être. Il nous revient de faire la différence entre un rapport au futur qui assèche le maintenant du vivre, et un autre qui, au contraire, l’enrichit, en ouvrant le faire présent à d’autres possibles et en le nourrissant du désir de les faire croître. Délaissant la première option et assumant la seconde, nous n’avons plus à craindre que le futur nous détourne du présent, nous obligeant ainsi à revendiquer le présent contre le futur[5]. C’est là pourtant l’un des présupposés à l’œuvre dans la fréquente dénonciation du « catastrophisme » – accusation volontiers portée contre ceux qui, préoccupés de ce qui vient, peinent à donner un visage aimable à ce qui s’annonce sous le règne de l’Économie et perçoivent plutôt une convergence de facteurs de destruction, ce à quoi les zapatistes ont proposé de donner le nom de « Tempête[6] ». La critique pointe alors le fait que l’attention à ce qui n’est pas encore détournerait d’une situation présente, déjà dramatique et, elle, bien avérée. Toutefois, s’il serait fâcheux que l’inquiétude suscitée par ce que sera le climat en 2050 conduise à occulter les situations d’injustice, d’inhumanité et de délabrement qui se multiplient sous nos yeux, il n’est pas moins injustifié de penser que l’attention que requièrent ces dernières doive interdire d’anticiper les menaces qui s’accumulent. On resterait alors prisonnier d’une opposition stérile entre présent et futur, et de postures dont aucune ne répond à la nécessité du moment – pas plus, il est vrai, que n’y répond une pensée de la catastrophe tenue pour fatale, qu’il est loisible de dénoncer comme la version inversée des anciennes certitudes du Progrès.

Il est donc temps de prendre conscience qu’émerge un autre régime d’historicité dans lequel, de même que passé et futur cessent d’être incompatibles (comme ils l’étaient, tant que l’affrontement de la tradition et de la modernité occupait le devant de la scène), présent et futur n’ont plus à être affirmés l’un contre l’autre. Ils peuvent au contraire s’épauler mutuellement et s’avèrent même nécessaires l’un à l’autre. L’analyse de ce qui est déjà à l’œuvre dans le monde de la destruction contribue à fonder l’anticipation de ce qui vient, en même temps que celle-ci renforce la signification de ce dont on peut, dès main­tenant, faire le constat. Scruter d’autres possibles n’implique pas de se détourner du présent et, du reste, la vue prospective gagne en perspicacité si elle sait tirer les fils de ce qui commence à poindre dans le présent. Si le présent peut enrichir le futur, l’inverse n’est pas moins vrai : comme on l’a déjà dit, l’anticipation – tant en ce qui concerne les tendances à l’œuvre dans le monde de l’Économie que les possibilités ouvertes par une dynamique de sortie de ce monde – apporte un surcroît d’énergie pour l’agir présent. Bref, à l’opposé d’une figure de l’espoir orientée vers l’attente, il y a place pour une modalité de l’espérance imbriquée à l’intensification du vivre et de l’agir présent.

Une autre vaine dispute oppose instant et durée. C’est elle qui conduit à revendiquer l’intensité de l’instant comme la seule forme de temporalité concrète et libératrice, en rejetant la durée, au motif qu’elle impliquerait la permanence et, notam­ment, la persistance de la domination présente. Il va de soi que le souci d’une transformation révolutionnaire suppose de rompre avec une telle durée, entendue comme perpétuation du même. Mais on peut s’en forger une autre notion : une durée qui ne soit pas permanence de l’être, mais temporalité concrète des processus. Loin de devoir être rejetée, cette durée-là doit bien plutôt être assumée, contre la temporalité abstraite de la domination capitaliste et, en particulier, contre l’immédiatisme présentiste, cette parfaite expression de la haine de la durée. Mais, surtout, elle doit être assumée positivement, parce qu’elle est la temporalité du faire concret. Quant à l’instant, il est sans doute ce cheval de Troie qui permet que se reproduise une conception du temps comme succession d’instants ponctuels, qui a conduit la pensée occidentale, depuis Aristote et Augustin, à s’enfermer dans les apories d’un présent évanescent. Se défaire de la conception d’un instant ponctuel est donc un enjeu déterminant si l’on veut échapper aux limites des conceptions occidentales du temps. C’est pourquoi on lui préfère la notion de « moment », qui permet de reconnaître la singularité par laquelle chaque moment se distingue des autres, tout en échappant au caractère ponctuel de l’instant. Un moment peut en effet se déployer dans une certaine durée et, de plus, il incorpore en lui un rapport spécifique au passé et au futur, alors que l’instant présent prétend s’en dissocier. Ainsi, plutôt que de revendiquer l’instant contre la durée, ou vice versa, il paraît d’autant plus pertinent d’assumer une attention conjointe à la durée des processus et à la particularité de chaque moment qu’elles constituent deux formes complémentaires de temporalité concrète. La possibilité de les articuler a, on s’en doute, des conséquences importantes en ce qui concerne la manière de concevoir les temporalités révolutionnaires.

Mais quelle sorte de présent opposer alors au présentisme ? Comment penser l’agir présent en le préservant de l’insidieuse hégémonie d’un présent (encore) présentiste ? À la différence du présent-instant pur, pensé dans sa dissociation d’avec le passé et dans son insouciance du futur, le moment-en-cours est un présent épais, assumant une certaine durée par rétention et protention, et qui se fait constellation, se charge de la présence vive du passé et s’anime d’impulsions anticipantes. Ce moment-en-cours, on peut le qualifier de maintenant. Un maintenant qui, à l’évidence, n’est pas de ceux que l’horloge égrène, et qui s’avère tout à fait étranger au maintenant du présentisme, à la fois immédiatiste, inconsistant et pris dans le tourbillon des urgences en cascade. Un maintenant, aussi, qui n’a pas à se poser en récusant tout rapport au passé et toute aspiration à l’à-venir. De fait, il ne peut être le maintenant d’un mouvement dynamisant qu’en évitant de se refermer sur sa supposée plénitude, qu’en percevant en lui l’aspiration à ce qui fait encore défaut et en reconnaissant ce qu’il renferme d’« avenir non éclos[7] ».

*

On peut maintenant tenter d’être un peu plus précis en ce qui concerne les temporalités qu’implique une dynamique révolutionnaire. La question doit être envisagée en lien avec l’émergence de régimes de temporalité et d’historicité inédits, de sorte que tout ce qui a été avancé à ce sujet doit être à nouveau convoqué : penser une modalité d’anticipation qui ne soit pas planification, une durée qui ne soit pas permanence et conservation, un maintenant qui ne soit pas présentiste ; rejeter la fausse obligation de choisir le futur contre le présent (ou vice versa), le futur contre le passé (ou vice versa) et tenir au contraire pour pertinente l’attention conjointe au futur et au présent, comme la jonction entre passé et futur ; se soucier à la fois de la singularité de chaque moment et de la durée des processus.

Il s’agit d’allier la force du maintenant et la nécessité stratégique de l’anticipation, là où a longtemps prévalu une opposition entre planificateurs-procrastinateurs et activistes impatients, entre gestionnaires bureaucratiques de l’horizon d’un Grand Soir soumis à la maturation des conditions objectives et adeptes d’un futur rendu présent, rebelles à toute anticipation et à toute stratégie. Alors qu’un tel schéma sommait de choisir entre stratégie (nécessairement attentiste) et action présente (nécessairement antistratégique), il semble plutôt souhaitable de conjoindre l’anticipation, y compris dans sa dimension stratégique, et une option résolue en faveur de l’agir présent. Scruter ce qui est en gestation du côté de l’ennemi, donner consistance à ce que nous voulons et qui n’est pas encore, débattre de ce qu’il est souhaitable et possible de faire, en fonction des situations présentes et à venir, pour faire croître la capacité collective à s’organiser, pour bloquer ou défaire ce que nous refusons, et construire ce que nous désirons tout cela donne sens, renforce et même rend possible l’action présente. Cela suppose une manière d’anticipation et aussi une forme de l’agir qui relève de la préparation : se préparer, c’est agir maintenant, mais en vue de ce qui ne peut pas être fait tout de suite.

À cet égard, il y a quelques raisons de penser qu’une dynamique révolutionnaire implique une combinaison de temporalités multiples. Serait-il vraiment impossible d’allier le sens de l’urgence face à la destruction qui avance partout (au point d’inciter à supposer un possible point de non-retour, à partir duquel il sera trop tard), l’anticipation (dans ses dimensions à la fois utopiques-concrètes et stratégiques) et la lenteur assumée des processus collectifs de préparation et de construction ? La lutte zapatiste offre, en tout cas, un exemple d’une telle conjonction. D’un côté, elle a fait le pari éminemment risqué de l’audace insurrectionnelle, allant jusqu’à conjuguer son ¡ Ya basta ! au présent immédiat du maintenant (ya) ; et elle a dû, face aux attentistes qui arguaient que la conjoncture était des plus défavorable, défendre une détermination qui ne pouvait souffrir de report, en affirmant sans détour : « Nous disons merde au rapport de force[8]. » De l’autre, elle sait qu’il a fallu dix ans de sourde préparation pour rendre possible le soulè­vement du 1er janvier 1994 ; et elle a fait de l’escargot l’un de ses emblèmes, assumant la lenteur avec laquelle se trace un chemin qui se fait sans certitude et sans avant-garde, en posant des questions et avec le souci de ne pas abandonner ceux qui ont davantage de mal à marcher. Mais la lenteur du cheminement n’ôte rien à l’urgence qu’il y a à se mettre en route sans attendre, à rompre dès maintenant les amarres qui peuvent l’être. Et il ne faut ni craindre les apparents reculs, volontiers désespérants mais pourtant formatifs d’un chemin qui procède en spiralant, ni mésestimer la pertinence de soudaines concentrations de l’agir collectif (en alternance avec des phases de lente et discrète préparation), comme celle de brusques bifurcations, parfois judicieuses pour faire sauter tel ou tel blocage et forcer la rupture avec l’existant. Aussi, plutôt que l’Événement entendu comme pur surgissement (messianique), gagnerait-on sans doute à penser une articulation entre le maintenant d’un agir densifié, voire explosif, et la durée qui est celle du faire collectif, mais aussi celle de processus qui ne dépendent pas entièrement de nous (ce qui oblige sans doute à repenser le paradigme de l’action pour imbriquer l’agir dans la dynamique des processus eux-mêmes).

Alors que le modèle classique de la Révolution soumettait la possibilité de bâtir un monde désirable à l’avènement du Grand Soir, il paraît désormais envisageable d’engager, ici et maintenant, la construction d’espaces libérés (c’est-à-dire en voie de l’être) qui sont autant de manières de lier concrètement le désir de ce qui n’est pas encore à l’amorce de sa réalisation présente. Ainsi en va-t-il des territoires autonomes zapatistes à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, en passant par tant d’autres brèches où la capacité à se laisser affecter par ce qui est commun desserre un tant soit peu la pression de la synthèse capitaliste[9]. Au lieu de se projeter tout entière dans un horizon plus ou moins lointain, l’aspiration utopique y bataille pour prendre forme au présent. À cet égard, on peut relever que Martin Buber avait insisté, dès 1945-1950, sur la nécessité de commencements préalables à la Révolution elle-même il notait qu’une part de la « tragédie des révolutions » tenait au fait que « leur aspiration la plus profonde n’était pas déjà assez largement préfigurée dans la période prérévolutionnaire, pour que l’action révolutionnaire n’ait plus seulement qu’à lui conquérir un plein espace de déploiement », car, ajoutait-il, une révolution n’est qu’une « force de libération », qui peut seulement rendre « complètement libre ce qui s’était déjà préfiguré dans les flancs de la société prérévolutionnaire »[10]. Sans renoncer à la rupture du moment révolutionnaire, il apportait ainsi un rectificatif d’importance au modèle classique de la Révolution, en liant son possible succès à la construction préalable de ce qui anticipe et préfigure son après. Le propos vient ainsi à la rencontre de la stratégie des espaces libérés — laquelle, au demeurant, en portant parfois trop exclusivement son attention sur la seule construction d’une réalité propre, risque de minimiser à la fois sa dimension agonistique, en opposition obligée à la domination capitaliste, et la nécessité de préserver, au-delà du maintenant de l’expérience en cours, une visée anticipatrice, soudeuse de ce qui n’est pas encore, en l’occurrence du déploiement d’une dynamique plus ample de sortie du monde de l’Économie.

La question fait débat. Certains valorisent ces expériences où pourrait même être éprouvé un communisme sensible, déjà réalisé. D’autres dénoncent un « alternativisme » de pacotille et font valoir que rien ne peut être construit tant que le capitalisme n’aura pas été détruit comme système. Ignorant l’avertissement de M. Buber, on postule alors une fétichisation absolue que la possibilité même de sa critique dément, et on exclut, comme par décret, la possibilité d’éprouver que d’autres formes de vie prennent effectivement corps dans ces espaces libérés. Même si, à l’évidence, il convient d’en souligner les limites et la fragilité, tant face à la répression venue de l’extérieur que du fait de l’intromission des normes de la société de la marchandise, jusque dans les rapports interpersonnels et dans l’intime des subjectivités. On ne peut donc que maintenir sans réponse nette la question suivante : qu’est-il possible d’expérimenter, au beau milieu du système-monde capitaliste, qui néanmoins échappe en partie, et assez pour en valoir la peine, à l’emprise de ses déterminations ? Là encore, les zapatistes suggèrent un équilibre judicieux : d’un côté, ils ont quelques raisons de souhaiter partager les avancées de l’autonomie, c’est-à-dire de leurs efforts pour déployer des formes de vie propres, échappant en partie à l’hétéronomie de l’Économie et de l’État ; de l’autre, ils ont parfaitement conscience de ne pas agir en dehors du système capitaliste et insistent sur le caractère limité et incomplet de ce qui a pu être réalisé jusqu’à présent[11]. Il y a là une invitation à poser conjointement deux perspectives également importantes, que l’on devrait même tenir pour indissociables faire place à ce qui peut être réalisé dès maintenant ; reconnaître ce qui manque encore. Ne pas minimiser ce qui est déjà là, sans pour autant perdre de vue ce qui n’est pas encore (« falta lo que falta »). Une fois encore, il s’agit de ne négliger ni l’agir présent ni la perspective anticipante, mais au contraire de les articuler, de telle sorte qu’ils se renforcent mutuellement.

Ajoutons encore que la révolution, entendue comme un processus de construction qui s’amorce dès à présent et se détourne de la conquête du pouvoir d’État, ne peut plus être pensée comme une avancée glorieuse de la Nécessité historique. Le scénario d’une sortie émancipatrice du monde de l’Économie est possible, mais il n’est certainement pas le plus probable. Si dynamique révolutionnaire il peut y avoir, elle doit être saisie au sein d’un écheveau passablement confus et désordonné de devenirs hétérochroniques. Elle n’est plus envisageable sous la forme du Grand Événement, même combiné avec la gestation lente de ses préfigurations. Il faut plutôt envisager la possibilité – dotée d’une probabilité assez peu élevée – d’une convergence des processus de construction d’espaces libérés et d’une dynamique de crise structurelle de la domination capitaliste. En effet, la reproduction de celle-ci semble bien entraîner des difficultés sans cesse croissantes pour elle-même et des effets de plus en plus destructeurs pour tous les habitants de la planète Terre – effets qui pourraient, à mesure qu’ils s’accentuent et touchent aux conditions élémentaires d’une vie digne, sinon de la survie elle-même, provoquer un sursaut éthique de rejet, contraindre à chercher d’autres voies et faire apparaître les espaces libérés comme plus nécessaires et plus désirables, au milieu de la généralisation du chaos. Il y a là deux processus – crise systémique et émergence de mondes propres – susceptibles de se renforcer mutuellement dans un temps long, sans exclure des moments d’intensification des dynamiques tant d’effondrement que de sécession, mais aussi d’affrontement[13].

Sur ce chemin incertain, difficile et inquiétant, mais non sans issue possible, on doit s’efforcer d’arracher notre perception de la temporalité aux cadres des régimes d’historicité qui ont dominé jusqu’à présent, afin de fortifier l’émergence de régimes – d’historicité et de temporalité – inédits. On peut ainsi abandonner l’inutile guerre du présent et du futur, et déjouer l’incompatibilité supposée du passé et du futur. On peut s’employer à fortifier la conscience historique et la mémoire de ce qui a été, en même temps qu’à anticiper ce qui vient, pour mieux comprendre ce qui advient dans le moment-en-cours. On peut œuvrer à combiner l’urgence de l’agir maintenant, la lente durée des processus de préparation et de construction, et l’anticipation, utopique et stratégique, de ce qui n’est pas encore.

 

Jérôme Baschet a enseigné à l’École de Hautes Études en Sciences Sociales et il collabore désormais aux activités de l’Université de la Terre à San Cristóbal de Las Casas (Mexique). Il est l’auteur notamment de Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge (Flammarion, 2016) ; Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014) ; La Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique (4e éd., postface inédite, 2018).

NDLR. Les références, abréviées dans les notes de l’ouvrage, sont ici complétées en respectant les normes de l’éditeur.

[1] Rappelons que l’expression « monde de l’Économie » ne désigne pas seulement l’importance acquise par les activités de production et cir­culation des biens, services et actifs financiers, mais, plus largement, un mode de gouvernance globale et une conformation des manières de vivre répondant aux logiques économiques, ce qui implique notamment une constitution marchandisée des subjectivités, fondée sur la mesure abstraite, la maximisation et la compétition. Évoquer la pleine réalisation du monde de l’Économie, c’est marquer un mouvement tendanciel vers ce qui ne peut jamais être complètement atteint.

[2] Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de l’EHESS, Paris, 1990, p. 63-80.

[3] Comité invisible, Maintenant, La Fabrique, Paris, 2017, p. 15-17.

[4] « La route du socialisme est pavée de défaites » et pourtant elle « mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale », cité in Enzo Traversa, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, Paris, 2016, p. 45-46, qui analyse plus amplement la place de la défaite dans la pensée révolutionnaire.

[5] « Nous chanterons à l’infinité présente et nous n’aurons plus jamais besoin du futur », Franco Berardi (Bifo), Después del futuro. Desde el futurismo al cyberpunk, Enclave de libros, Madrid, 2014, p. 189 (édition anglaise, After the Future, AK Press, Édimbourg, 2011).

[6] El Pensamiento crítico frente a la Hidra Capitalista. Participatión de la Comisión Sexta del EZLN, s. éd., s. l., 2015 (p. 24-26 et 31-45 pour la traduction française, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Solidaires/Nada/Albache, Paris, 2015). Je renvoie également à Jérôme Baschet, « Avis de tempête planétaire », Lundimatin, 5 octobre 2015.

[7] Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Gallimard, Paris, 1976, p. 347 et 357.

[8] Par exemple : « Los zapatistas, las zapatistas, siempre nos hemos cagado en la correlación de fuerzas » (littéralement : « Les hommes et les femmes zapatistes, nous avons toujours chié sur le rapport de force »), sous-commandant Marcos, Hasta morir si es preciso. El otro primero de mayo, 1er mai 2006.

[9] Pour la notion d’espace libéré et les précisions que requiert cette expression, voir Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme, La Découverte, Paris, 2014, chap. 5.

[10] Martin Buber, Utopie et Socialisme, L’Échappée, Paris, 2016, p. 90.

[11] Pour le partage des avancées de cette expérience et le rappel de ses limites, voir Jérôme Baschet et Guillaume Goutte, Enseignements d’une rébellion. La Petite École zapatiste, Éditions de l’Escargot, Paris, 2014.

[12] Une troisième composante (au moins) doit être ajoutée à l’équation transitionnelle : l’essor de formes de contrôle social fondées sur l’hyperviolence mafieuse et/ou fondamentaliste et leur généralisation possible dans un contexte d’effondrement de l’actuel système capitaliste (avec lequel elles se combinent pour l’instant sans trop de mal) ; je renvoie à ce sujet à Jérôme Baschet, « Hacernos mundos frente a la hidra del capitalismo criminal », in El Pensamiento crítico frente a la Hidra Capitalista, op. cit., vol. III, p. 324-344 (version française).

 

Publié le 18 mars 2019
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